Valoriser le lien entre le travail clinique et la poésie de la vie
Le chiffre de la parole, cette appellation ne nous est pas coutumière. Que vient-elle mettre en jeu ? De quoi s’agit-il ?
Par cette appellation, il s’agit de relever le fait que la parole est une ressource primordiale pour vivre.
La parole, c’est la vie. Comment tenir compte de sa particularité et de sa spécificité ?
L’expérience de la parole est pour chacun-e de nous originaire.
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En effet, la parole est à considérer dans sa réalité pratique, elle intervient dans nos actes: penser, chercher, faire, communiquer ou transmettre. Et la parole c’est aussi ce qui structure les arts, les sciences et les cultures. C’est une ressource qui a ses logiques et produit ses effets dans la communication.
Mais la parole est à considérer dans ses usages: elle est interpellée en tant que pouvoir inhérent aux affaires humaines (cette parole que l’on prône ou que l’on bafoue, que l’on revendique ou que l’on tait, que l’on cherche à dominer par des discours ou à libérer, que l’on autorise ou que l’on interdit, …). Elle est à valoriser en tant que moyen pour conduire des transformations sociales, politiques ou économiques.
Dans le travail clinique, nous tenons compte du fait que les choses qui se disent ont des propriétés analytiques et peuvent introduire des brèches là où des questions semblent parfois enchevêtrées dans des ritournelles. Un mot, une idée, une suggestion en viennent alors à ouvrir d’autres horizons de pensée ou à instaurer le silence de façon éloquente.
Dans la poésie, la parole, par ses contrastes et ses nuances, déploie son art de la suggestion pour nous introduire à des voyages narratifs et nous inviter à parcourir des paysages ou à entrer dans des fictions. Une histoire serait « vraie » du moment qu’elle se raconte et laisse à désirer. Nous pourrions l’entendre ici dans le plein sens du terme: le désir n’est jamais comblé et c’est bien là ce qui mobilise la poésie.
Cet ensemble de constatations évoquées ici vient mettre en relief le fait que les actes de langage sont ce qui nous permet de vivre en société et de relever des défis tels que la préservation de l’intégrité et de la santé, l’équité dans les affaires et d’autres choses encore.
Nous sommes invités à développer de nouvelles solidarités avec le vivant, voire avec le sacré qui n’est pas la propriété du religieux ou du mystérique. La parole, c’est la vie, c’est notre pays qui a pour frontières le temps, c’est le terrain où les choses se font. Dans le mot sacré, il y a la notion de dire, d’où dérivent sagen en allemand ou saga en français. Nous pourrions en fait être invités à écouter la mélodie qui se produit dans la saga du vivant où nous résidons en tant qu’hôtes et qui relève du sacré.
L’enfance insiste sur le fait que les choses existent dans la parole et qu’elles demandent à entrer dans de brefs récits, qui demandent à se répéter, pour introduire des variations. L’enfance, cette période qui n’a pas d’âge et qui nous accompagne tout au long de la vie ; chemin faisant, des mots et des idées s’agencent et restent en formation dans notre entendement, jusqu’à ce que des complexités viennent éveiller notre intelligence pratique. Tout au long de cette « parole qui ne se possède pas », de l’infantia, nous entrons dans d’innombrables interactions d’où peuvent se tirer des leçons de vie.
Et il en va de même dans le cours d’une conversation: les choses qui se disent acquièrent une valeur narrative et mobilisent l’écoute de ce qui se formule par delà le convenu. La conversation, avec ses versants narratifs, conduit à la rencontre de l’inédit ; elle convoque l’admission des effets qui se produisent par delà l’entendu, le vu ou le su. La conversation se distinguerait ainsi du dialogue social où s’expriment des opinions et des convictions personnelles, où débordent les idéologies et se manifestent les idées reçues. La conversation est à investir dans sa fonction analytique et clinique car elle se distingue de la recherche du compromis qui risque d’annhiler les choses qui demandent à se clarifier en se formulant. Comment se donner la chance d’admettre que les choses puissent advenir en parlant et se transformer en se formulant est une question de santé civile: nul n’a à imposer sa raison, chacun a à écouter ce qui diffère de l’opinion faite. Que l’opinion puisse être un délit dans des régimes politiques indique bien le pouvoir de la parole et de sa dissidence structurelle: en effet, la parole n’a pas de siège autre que pulsionnel et vital.
La qualité de la communication est un aspect constitutif du quotidien qui au départ n’a rien de pathologique. Chacun-e avance dans la vie en se tenant à ce qu’il y a faire. Le faire est lui aussi structurel ; c’est l’art de combiner et le manuel et l’intellectuel. C’est par exemple le cas de la gestion d’une structure d’accueil où nous intervenons et où se posent à chaque instant des enjeux relationnels, organisationnels, éducatifs, cliniques et culturels. Comment et sur quoi entrer en matière ? Autour de quoi se structure un échange narratif ? Autour de quel élément va débuter une conversation ?
La formation grecque du mot clinique souligne qu’il est question d’accomplissement. En effet, dans le dire, dans le faire ou dans l’écriture des choses adviennent et deviennent autres. Ces choses s’adressent à la qualité. C’est ce que vient relever la notion de chiffre de la parole.
Nous menons une élaboration autour de cette réalité depuis 1988 à Lausanne. Les pages de ce site web en donnent un aperçu non académique.
Comment davantage tenir compte de l’apport de la psychanalyse, de la linguistique, de la sémiotique, des sciences de la communication, mais surtout, de la clinique de la parole et de la poésie de la vie dans les institutions, les administrations et les entreprises?
Les productions que vous trouverez dans ces pages témoignent d’une réalité pratique où il est encore et sera toujours question d’hospitalité et de santé.
Déjà à partir de 1974, nous nous étions mis à organiser une pratique d’accueil, que nous dirions aujourd’hui inclusive, où la parole était constamment mise à l’épreuve. En abordant des questions et en essayant de trouver des biais pour avancer, des journées se sont structurées, éditées, et nous ont amené à investir cette recherche dans le but de sortir des schémas invalidants et du prêt-à-penser. Il était question d’aborder l’autisme, le mutisme, la violence, la peur, le rejet, l’abus, le découragement, l’isolement, mais aussi la formation, l’écoute ou la publication comme des aspects de la vie « all inclusive ».
Une pratique d’accueil et d’édition de la vie s’organise avec des actes complexes, difficiles et simples tout à la fois. Par exemple, tenir des stands dans des villages, sur des marchés ou à l’occasion de festivals invite chacun à penser à la vente et à la rencontre du public. Mais nous avons aussi investit le travail d’écriture pour élaborer ce qui se vit spécifiquement et pour trouver des brèches là où des impasses insistent. Nous avons organisé des projections de films avec débats et cela fût chaque fois une opportunité pour dresser des buffets, accueillir des familles, des autorités, des journalistes, des écrivains et des dirigeants d’entreprises.
Nous avons poursuivi notre pari avec la publication de livres d’entretiens retrançant des parcours de vies et d’entreprises, sous l’angle biographique, pour repérer ce qui s’écrit dans la vie, auterment dit dans la parole qui sillone par delà ce qui semble déjà dit, fait ou écrit, pour poser la question du message qui reste. Ces productions sont des occasions d’identification pour avancer dans nos propres projets et tirer différents enseignements de ce qui s’effectue.
Semer une « graine d’entrepreneur » dans le jardin narratif de nos hôtes serait comme semer la zizanie dans le village de l’impossible normalité institutionnelle !
F. K.